#36 - A quoi s'attendre en 2023 dans la EdTech ? Entretien avec David Guérin (Brighteye)
Après une année 2022 compliquée pour le secteur, 2023 s'annonce tumultueuse. Certaines start-up n'auront plus de trésorerie, d'autres chercheront à se vendre et d'autres ramasseront le marché !
Plus de deux ans après son interview sur les exits, David Guérin, Principal chez Brighteye Ventures a accepté de répondre à mes questions en ce début d’année 2023 ! Pour ne rien manquer des prochaines publications, n’hésitez pas à vous inscrire :
Avant de lire cette interview, je vous invite à consulter le rapport publié par Brighteye sur l’état des lieux du secteur en 2022 ainsi que ses prévisions pour 2023 :
Quel bilan global tirer de l’année 2022 en termes de levées de fonds dans le secteur EdTech ? On note un ralentissement extrêmement important au second semestre avec seulement 2,5 milliards levés au niveau mondial contre 10,7 milliard au second semestre 2021 (données Dealroom) !
La deuxième partie de l’année de 2022 était une année de remise à niveau du marché. Le secteur de la EdTech n’est qu’un reflet du marché en général. L’investissement VC en 2022 a baissé dans tous les secteurs. C’est un ralentissement général qui est sain car nous étions dans une bulle spéculative. Cela dit, notre analyse annuelle chez Brighteye démontre que la EdTech européenne reste résiliente et la région la moins impactée si on la compare à l’Inde, les États-Unis et la Chine.
Pour l’instant, il n’y a rien d’alarmant selon moi. Aujourd’hui, il y a encore beaucoup d’argent dans le marché (“dry powder”) avec une différence importante comparé à 2021 : la stratégie de déploiement des fonds est différente et la barre pour lever l’argent est beaucoup plus haute. Par exemple, l’efficacité financière d’une startup est un paramètre important qui est (enfin) de retour dans les discussions pour les décisions d’investissement. Cette règle s’applique aux fondateurs dans l’éducation aussi.
Chez Brighteye, on a la forte conviction que 2023 sera une année de “petites M&As” et de consolidation. Une partie des startups Edtech qui ont levé en 2021/2022 avec des conditions très favorables vont peut-être se retrouver dans une situation financière compliquée et peut-être même dans l’impossibilité de lever de l’argent avec des termes attractifs (comme en 2021). Si cela venait à se concrétiser pour certains entrepreneurs, alors l’option de rapprochement stratégique deviendrait une option pertinente pour continuer l’aventure.
Au-delà de la baisse des sommes levées se pose la question du tarissement colossal des exits avec un montant égal à 10,5 milliards de dollars en 2022 contre plus de 50 milliards en 2021… Observes-tu des différences de dynamique entre les composantes du marché EdTech ?
Le corporate training était largement devant en 2022 au niveau de l’investissement, ce qui respecte la tendance historique. Par contre, ce qui était surprenant en 2022 c’était le dealflow qui était très axé sur des start-up EdTech B2B alors que les B2C étaient assez populaires les années précédentes.
Notre rapport annuel confirme cette tendance avec 1 milliard de dollars investi en 2022 et en Europe dans l’éducation professionnelle contre 544 millions de dollars dans le K12 et 241 millions dans l’enseignement supérieur.
Une des manières d’expliquer cette tendance B2B vs B2C est l'incertitude économique qui plane sur le marché. Cette incertitude pousse les consommateurs (B2C) à ralentir leur consommation et se désabonner de tout ce qui est “nice-to-have” dans leur vie quotidienne.
Toutes les solutions éducatives dites lifelong learning (B2C) qui permettent d’apprendre X ou Y pour le plaisir sont souvent considérées comme des “nice-to-have” dans des moments difficiles. C’est logique et naturel. En contrepartie, cela fait gagner le B2B en popularité car :
c’est un marché attractif : il y a du budget formation et il existe une véritable besoin de formation (upskilling / reskilling de collaborateurs)
les start-up utilisent souvent des modèles SaaS avec des contrats annuels, qui permettent d’avoir une certaine visibilité sur le futur.
Je pense que cette tendance B2B continuera dans ce sens pour les prochains 18-24 mois - tant que nous serons dans un marché incertain.
On note de plus en plus d’acquisitions d’entreprises de l’éducation brick-and-mortar par des acteurs du digital à l’instar de StudentKreis (par GoStudent), ou d’Aakash (par ByJu’s)... sans oublier la reprise des Cours Legendre par les fondateurs de la startup LeCiseau. Est-ce une tendance amenée à perdurer ou bien est-ce un moyen assez simple d’acheter de la croissance sur des valorisations actuelles moindres que celles des levées ?
C’est une superbe question ! Je pense que c’est lié à une tendance de fond mais peut-être que je me trompe : on se rend compte dans beaucoup de cas que le modèle hybride (offline et online) est finalement un modèle qui peut marcher et qui se complémente bien.
Je ne connais pas les stratégies de croissance de GoStudent ou Byju’s mais je pense qu’en allant chercher un marché dit offline et le faire venir online, ils agrandissent automatiquement la taille de leur marché cible, et ils rassurent les étudiants (et les parents qui sont les payeurs dans ce cas) avec une présence locale.
Je languis sincèrement de voir le résultat sur le long terme de ce mariage online et offline !
En 2021, les valorisations étaient excessives avec des multiples de chiffre d’affaires records (jusqu’à x40). Avec la baisse des valorisations induite par la hausse des taux d’intérêts, quel niveau de valorisation peut-on attendre en 2023 (multiples, dilutions, etc.) ?
Pour faire les choses simples, je vois que les multiples de 2023 sont revenus aux niveaux de 2020/2021, ce qui est sain !
En théorie, cela devrait rester à ce niveau du moment que les taux d'intérêts ne descendent pas. Ensuite, si on prend le SaaS Capital Index comme référence générale, on peut voir que les multiples de startups B2B en 2023 devraient atterrir entre 7 et 10 fois l’ARR au lieu de ~17 fois comme en 2022 ! Il est important de noter qu’il existe encore peu de flexibilité dans le marché early stage (pre-series B) ou il est encore assez courant de voir des valorisations un peu hautes en termes de multiple du revenu, même si le marché s’est calmé.
As-tu vu des erreurs souvent commises par les équipes fondatrices ces dernières années ?
Oui, deux erreurs qui étaient assez répandues en 2021 et au premier semestre de 2022 car il y avait un excès d’argent dans le marché et il était donc “plus facile” de lever des fonds.
On a vu un réel manque de rigueur sur la gestion du cash et du runway chez un certain nombre d’entrepreneurs (et des fonds qui encourageaint ce comportement !)
Pratiquement tout le monde partait du principe qu’il y aurait une future levée dans les 8 - 12 mois à venir et donc l’entreprise aurait accès à une nouvelle source d’argent assez facilement afin de continuer son développement.
Cela a entraîné des erreurs de recrutement par exemple avec des équipes qui grossissaient très rapidement pour anticiper des futures croissances (qui malheureusement ne se sont pas toujours concrétisées). On a aussi vu des dépenses agressives pour montrer de la croissance à tout prix sans vraiment se soucier des business models (ex. unit economics) dans le but d’aller chercher le prochain tour de table ainsi que de justifier les valorisations qui étaient souvent hautes.
Ensuite, il y a une partie des fondateurs qui cherchait à optimiser la valorisation (pour avoir moins de dilution) ce qui a créé une déconnexion totale entre la valeur de l’entreprise et la traction (commerciale et/ou utilisation).
On a vu passer des startups en pre-seed (qui étaient au stade d’idéation - donc sans aucune traction) qui levaient entre 2 et 4 millions d’euros sur des valorisations comprises entre 10 et 20 millions. Cela représentait généralement une dilution comprise entre 10% et 15% alors que le marché historique se situe aux alentours de 20% (jusqu’à 25%) de dilution par levée.
Ce type de valorisation met beaucoup de pression sur l’entreprise car il faut “justifier” sa valeur pour des futures levées ou autres, et sans avoir démontré une réelle traction, cela reste compliqué. Certains fondateurs sont en train de payer le prix de cette tendance malheureusement. On commence à voir des startups qui se retrouvent dans l’impossibilité de lever un nouveau tour aujourd’hui avec des termes attractifs car il est difficile de justifier les valorisations trop hautes.
Qu’observes-tu au niveau de la résilience des entreprises du portefeuille de Brighteye ? Vois-tu des différences en termes de géographie ?
La bonne nouvelle est qu’on se rend compte qu’on a construit un portefeuille qui semble être très résilient. La résilience vient du fait qu’on est resté relativement discipliné sur les valorisations, les propositions de valeurs (nice-to-have vs. must-have) et les business models des entreprises dans lesquelles on a décidé d’investir (même en 2021).
On a observé que la nature des propositions de valeur est l’élément principal pour créer une startup résiliente, ce qui semble être assez logique. Les entreprises qui ont construit des solutions dites “must-have” pour leurs clients et utilisateurs n’ont pas ralenti et voir même accéléré dans certains cas. Voici quelques exemples de nos entreprises qui sont clairement “recession proof”: Sdui, Marmelade, La Solive, Ornikar, Twenix, Ironhack, HackTheBox, Patika, LabLabee, Zen Educate, entre autres.
Quelles sont les grandes prévisions de Brighteye pour le marché en 2023 ?
Chaque année, on s’amuse à créer des prédictions pour l’année en cours et pour 2023 on pense (et espère) qu’il va y avoir pas mal d’engouement pour des start-up dans (1) la “climate education”, (2) l’enseignement supérieur qui permet de démocratiser des solutions alternatives comme l’apprentissage et autres, et (3) l’enseignement primaire et secondaire en offrant l’opportunité aux écoles, collèges et lycées de créer leurs infrastructures numériques.
Enfin, il est impossible de ne pas parler de ChatGPT cette année et comment cette nouvelle technologie va trouver sa place dans le monde de l’éducation. Cela devrait être assez animé de ce côté là car il y a déjà quelques beaux cas d’usage en cours !
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Pour information, je ne suis plus CEO de 2Empower. J’ai laissé la main à mon sémillant associé, Dimitri des Cognets.
Je travaille désormais sur la création d’un programme visant à réaliser la vision suivante : bâtir un monde où les opportunités sont égales !
Vaste sujet dans tous les cas… et moult problématiques à résoudre. Si vous désirez échanger avec moi à ce sujet, n’hésitez pas à me répondre par retour de mail :)
A très vite !
Mehdi - @MCornilliet